Flash-back.
J’ai quinze ans, c’est mardi soir et j’ai la maison pour moi tout seul.
Quelle extase ! Je me sens enivré par un puissant sentiment de liberté. Le pourcentage de chances de voir la maison désertée par toute la population familiale un soir de semaine est encore plus bas que mes notes en maths. Et pourtant, c’est arrivé ! J’ai accueilli l’heureuse surprise avec une exaltation contenue en façade et bouillonnante à l’intérieur.
« Oui m‘man, je pourrais me débrouiller, je t’assure. Je suis plus un bébé : pas besoin de trouver un chaperon ! »
La soirée promet de belles réjouissances. Ne vous attendez ni à une fête improvisée qui dégénère ni à un délire adolescent qui marque à vie. Je suis un gentil et un calme. Je n’ai rien de Ferris Bueller. Ma conquête de liberté se limite à profiter de l’accès illimité aux chips, à la télévision et au choix incontesté du programme. Je peux enfin pouvoir me gaver de MTV. Au programme : les clips à la mode, Beavis & Butthead et surtout Daria, la série animée américaine qui met en lumière la vie vue par une adolescente cynique et impopulaire. Ça me parle… Un savoureux mélange de réflexion, d’humour et d’évasion. Le hasard m’offre une soirée aussi insignifiante pour vous que marquante pour moi. Elle reste gravée dans ma mémoire.
2023. La construction des Secrets du Phénix est à l’arrêt. Ecrire un roman n’est pas un long fleuve tranquille : les épisodes d’inspiration succèdent aux séquences de démotivation. A cet instant, la phase de creux est profonde : je végète dans mon canapé en zappant entre la huitième rediffusion de Dr House et Eurosport qui transmet une compétition de biathlon à laquelle je ne comprends rien. Pas beaucoup d’autre choix : je ne suis même pas abonné à Netflix…Relançant mon activité physique à l’aide de la télécommande, je pousse l’effort jusqu’à l’horizon des canaux à trois chiffres, bien loin de la limite habituelle de mon exercice. Et là, sur la chaine 385, devinez sur quoi je tombe ? Un éclair inattendu qui me sort de ma léthargie, un souffle du passé qui ravive mes neurones : une rediffusion de Daria !
Le dessin est un peu daté, les thèmes beaucoup moins originaux qu’à la première diffusion et les dialogues trop bavards. Mais je m’en fiche ! Le générique est toujours aussi génial et le souvenir réconfortant. J’enfile cinq ou six épisodes. Sous mes yeux et dans mes oreilles, la madeleine accomplit son œuvre. Tout me revient en mémoire : la soirée, la liberté, l’odeur des chips, la télévision à tube cathodique et … la musique de MTV : celle d’une époque où leurs programmes étaient dignes d’être diffusés. Après le générique de fin, j’empoigne mon PC, bloqué sur la page blanche de Word dans l’attente d’un improbable remplissage, et je passe en mode recherche intense sur Youtube à la redécouverte des succès de l’époque, de Nirvana à Soundgarden, de Beck à Travis (mon préféré !).
Allez savoir pourquoi, ce « quantum leap » me donne un coup de fouet, un regain d’énergie créatrice dont je ne m’explique toujours ni l’origine ni le sens. Mais je réalise que la musique des années 90 est soudain devenue ma muse. Peu à peu, la rédaction reprend forme. Des idées nouvelles prennent vie sous mon clavier au rythme de Radiohead, Oasis et Portishead. Désormais, les Secrets du Phénix se révéleront à l’aune de ces sons.
Il me faut cette atmosphère pour continuer à progresser dans mon récit. Il me faut une radio qui diffuse cette musique et réveille d’autres succès qui sommeillent aux tréfonds de mon cerveau reptilien d’ado. Branché sur Classic 21, je trouve mon idéal de bruit, mon véhicule rythmique qui me transporte sur les routes de l’inspiration. J’ai relancé et terminé l’écriture des Secrets du Phénix sous hautes doses de Keane et Nada Surf. Quelques semaines plus tard, j’ai écrit le mot « FIN » -un horizon que je pensais inatteignable- alors que Metallica s’entêtait à me chanter « Nothing else matters ».
Quelle étrange chose que le cerveau humain.
Une minute… Daria, quinze ans, les années 90… Quelque chose ne colle pas.
Ça ne m’a pas effleuré pendant tout ce temps consacré à mon roman. J’étais baigné dans cette atmosphère idéalisée. Puis la lucidité est réapparue : à la fin des années 90, mes quinze ans étaient déjà loin. J’ai bien passé une soirée seul chez moi à cet âge et j’ai bien éprouvé ce sentient de plénitude, mais je ne peux pas avoir regardé Daria qui n’existait pas encore. Un étrange mélange dans mon cerveau a rassemblé deux souvenirs distincts pour créer une illusion tenace qui a revêtu toutes les apparences de la réalité. La scène idéalisée qui est remontée à la surface n’a jamais existé, mais elle a constitué un déclencheur extraordinaire.
Aujourd’hui, je continue à écrire sous l’influence de Classic 21 et de ma playlist enregistrée sur Spotify. Je termine cet article accompagné des Smashing Pumpkins. Je ne sais pas si les Secrets du Phénix trouveront leur lectorat, mais grâce à eux, je me serai fabriqué un rituel efficace d’écriture et un souvenir faux mais agréable.
Et vous ? votre cerveau vous a-t-il déjà joué des tours comme celui-là ? la musique stimule-t-elle votre imagination ? Travaillez-vous en sa compagnie ? Faites-moi part de vos impressions dans les commentaires.