Pour ce nouveau numéro de notre chronique Les mots et l’Histoire, je vous invite à un voyage fascinant dans l’empire byzantin du IXᵉ siècle. Avec Le Luth d’ébène, Panagiotis Agapitos signe un roman historique d’une érudition impressionnante, où s’entremêlent crimes, enlèvements et intrigues politiques. Ce polar historique nous transporte dans une époque et une civilisation rarement mises en avant, à la croisée de Byzance et du califat de Bagdad.
Le cadre du roman, l’empire byzantin au moyen âge, est aussi original qu’exigeant. Comprendre le contexte nous permet de plonger dans l’intrigue et de la savourer pleinement.
La notion d’empire byzantin est une appellation moderne. Les contemporains du IXème siècle se considéraient comme des Romains, dans la continuité de l’empire romain d’Orient. Construit autour de Constantinople (fondée en 330), ce vaste territoire a connu bien des vicissitudes.
Nous sommes en 832, sous le règne de l’empereur Théophile (829-842), dans un empire tout juste sorti d’une période de crise. Jusqu’au règne de son prédécesseur Michel II le Bègue (820-829), les six derniers empereurs ont été assassinés, déposés ou sont morts au combat. Michel II lui-même s’est emparé du trône en éliminant son prédécesseur Léon V.
Conscient de la nécessité de ramener de la stabilité, Michel II associe au trône son fils Théophile, selon une pratique bien connue dans l’Empire romain depuis l’Antiquité (et qu’on retrouvera aussi chez les premiers capétiens).
Le règne de Michel II fut marqué par la modération en tous points, y compris sur le plan religieux (on y reviendra). A sa mort, il est le premier empereur depuis un demi-siècle à expirer dans son lit. Il laisse un successeur fort et déjà rôdé en la personne de Théophile
Ce dernier, âgé de vingt-cinq ans, est à la fois intellectuel, stratège et mécène. Sous son règne, Constantinople rayonne à nouveau, mêlant faste impérial et réformes rigoureuses, dans un équilibre subtil entre religion, justice et puissance militaire.
Au IXᵉ siècle, Byzance lutte sur plusieurs fronts. L’empire a perdu une partie de ses territoires et s’est réduit à un espace comprenant l’Asie Mineure, la Grèce, une partie des Balkans et quelques possessions en Sicile et en Italie méridionale. Sur son flanc oriental, il affronte le califat abbasside de Bagdad, tandis que des pirates arabes menacent la Crète et la Sicile. Au nord-ouest, le khan bulgare Khroumn et son successeur Omortag maintiennent une pression constante.
Théophile admire la civilisation arabe et prend volontiers en exemple le grand calife al-Haroun-al-Rachid (786-809). Malgré les conflits avec Bagdad, il multiplie les ambassades diplomatiques.
L’une d’elles sert de toile de fond à l’intrigue du roman. L’histoire débute lorsque Léon le protospathaire, ambassadeur de l’empereur, fait halte à Césarée de Cappadoce avant de pénétrer en territoire arabe. Mais la ville est secouée par une série de crimes mystérieux : disparitions, cadavres mutilés, complots religieux. Léon est bientôt entraîné dans une enquête où s’entremêlent crimes, espionnage et politique.
L’empire byzantin du IXème siècle est traversé par la querelle des images, ce conflit théologique entre iconoclastes et iconophiles qui déchaîna les passions et entraîna de graves divisions internes entre 726 et 843. Cette lutte idéologique sur la représentation du divin affaiblit durablement l’empire. Les iconoclastes, partisans de la suppression de toute représentation (comme les musulmans voisins) s’opposent aux partisans de ces représentations (comme les catholiques romains).
En 843, l’impératrice régente Théodora parviendra à mettre un terme à cette querelle en rétablissant définitivement le culte des images. Cet épisode représente aussi un drame sur le plan artistique à la suite de la destruction d’une grande partie de l’art byzantin, dont la richesse n’est que très partiellement parvenue jusqu’à nous.
Théophile est certes iconoclaste, mais très modéré. Et encore ne l’est-il que pour des raisons politiques et non par conviction. S’il proscrit le culte des icones à Constantinople, ailleurs dans l’empire et dans les foyers, les gens pouvaient bien faire ce qu’ils voulaient tant que ça ne contrevenait pas à l’ordre public.
Intellectuel, féru de théologie, militaire accompli, Théophile était aussi mécène et protecteur des arts et de la culture.
Profitant de l’augmentation considérable des ressources en or de l’empire, grâce à une réorganisation fiscale, à une reprise du commerce international et à la stabilité politique et monétaire, il met en œuvre un fastueux programme de construction à Constantinople : or, marbre, porphyre et mosaïques embellissent la capitale.
Sur le plan de la sécurité, il se montre prudent notamment en rehaussant les murs le long de la Corne d’Or (l’estuaire au nord de la ville, qui rejoint le Bosphore).
Sur le plan intérieur, le règne de Théophile est marqué par le redressement de l’institution judiciaire. Il conçoit son rôle en matière de justice comme un devoir suprême solidifiant les fondements de l’empire. Son action lui vaut une image de juge impartial qui a traversé les siècles.
Après une période de paix sur le front oriental, les hostilités reprennent avec les Abbassides dès 829. Expéditions victorieuses et défaites écrasantes se succèdent jusqu’en 833, à la mort du calife al-Mamoun.
La séquence recommence en 837, lorsque le calife al-Moutassim, frère du précédent et un des personnages principaux du roman, a réussi à conforter son pouvoir au sein du califat. Après les premières victoires byzantines, les troupes du calife s’emparent d’Amorion, patrie de Michel II et de Théophile.
Humilié et sérieusement inquiet, celui-ci se tourne vers l’empereur d’occident Louis le Pieux (le fils de Charlemagne). Il est question d’un mariage entre une fille de Théophile et Louis II, le petit-fils du roi des Francs. Malgré quatre ans de négociations, le projet n’aboutit pas. En 842, al-Moutassim lance l’assaut vers Constantinople au moyen d’une immense flotte … réduite en pièces par l’effet d’un violent orage. Le calife n’en sut rien : il mourut au début de 84., suivi par Théophile 15 jours plus tard.
Paradoxalement, Théophile l’empereur le plus pro-arabe de tous les souverains byzantins. Architecture, artisanat, littérature, médecine… dans de nombreux domaines l’influence des voisins-ennemis est considérable. Mais l’influence existe aussi dans l’autre direction.
A la fin du VIIIème siècle, le califat de Bagdad connaît son âge d’or, en particulier sous le califat de Haroun al-Rachid (786-809). Après une sanglante guerre de succession, al-Mamoun devient calife (813-833). Après avoir lutté pour s’imposer au sein de l’empire abbasside, il lance une série d’opérations militaires en Asie Mineure, comme on l’a vu.
Lettré et protecteur des arts, al-Mamoun développe un vif intérêt pour la civilisation grecque ancienne : philosophie, médecine, astrologie, mathématiques. Etonnant parallèle avec Théophile, admirateur de la civilisation arabe.
Mais les lettrés arabes s’évertuent à exalter les valeurs pré-chrétiennes de la civilisation grecque, écartant les Byzantins, jusque dans leur rôle de passeurs de cette culture.
Les deux superpuissances de la Méditerranée orientale s’affrontent donc autant sur le plan militaire qu’idéologique, avec des relents d’admiration réciproque, avec comme toile de fond, des problèmes semblables : reconstruction et redéfinition de l’identité après une période de crise profonde.
Le contexte à présent posé, penchons-nous sur le roman proprement dit.
L’histoire est centrée sur Léon le protospathaire (« le premier porte-glaive), envoyé par Théophile en ambassade auprès du calife de Bagdad, dans cette période entre conflits et trêves que nous venons de décrire.
Léon et sa délégation arrivent à Césarée en Cappadoce, dernière étape avant d’entrer en territoire abbasside. La cité frontalière est en ébullition : des jeunes filles disparaissent, d’étranges moines apparaissent, le stratège de la ville (le principal magistrat) n’arrive pas à contrôler la situation et le patriarche semble en savoir plus qu’il le montre.
Lorsqu’on découvre le corps mutilé de la fille du juge de la ville, le stratège demande l’aide de Léon pour éclaircir ce meurtre. Entre casernes, tavernes et bordels de Césarée, Léon mène l’enquête aux ramifications inattendues et aux dangers toujours plus grands.
Entre crimes et espionnage, la tâche de Léon s’avère plus que complexe. En secret, il peut compter sur le soutien de son ami Moutassim (le futur calife). Ensemble, ils tentent de jeter des ponts entre Constantinople et Bagdad, mais leur amitié suffira-t-elle à empêcher les guerres ?
Le Luth d’ébène se distingue avant tout par l’érudition manifeste de son auteur, Panagiotis Agapitos. Chaque page témoigne d’une connaissance approfondie de l’histoire, de la culture et des subtilités de l’empire byzantin et en restitue la richesse intellectuelle, artistique et politique.
L’intrigue est menée de manière assez conventionnelle et la vérité demeure bien masquée jusqu’au dénouement final, mais ce roman plaît moins pour l’originalité de l’intrigue que pour le cadre dans lequel elle se déroule. On appréciera en particulier la connaissance profonde de la vie quotidienne dans l’empire byzantin, la description du protocole un peu lourd qui pèse sur les officiels, la représentation de la vie dans les bordels (sans entrer dans l’intimité des couches…) et surtout la densité et la complexité des personnages.
Ceux-ci sont nombreux et il faut parfois se référer à la liste en début de livre pour s’y retrouver, mais les principaux acteurs sont finement construits et portent l’histoire avec efficacité.
Je dois reconnaître que le début de ma lecture a été perturbée par la multiplication des termes spécifiques du monde byzantin : protospathaire, ameroumnis, apélate, drongaire, éparque, kentarque, logothète, syncelle ou protoasékrétis… les allers et venues entre le texte et le glossaire en fin de livre rendent la lecture un peu fastidieuse, mais ça ne dure que pendant quelques dizaines de pages. On plonge en définitive sans trop de difficulté dans ce monde et si on a un peu de mémoire (les mêmes termes revenant au fil du récit), la lecture se fluidifie naturellement.
L’auteur, Panagiotis Agapitos, est historien, il a obtenu un doctorat à l’université de Harvard et enseigne la littérature byzantine à l’université de Nicosie. Autrement dit, il sait de quoi il parle. Le personnage principal du Luth d’ébène, Léon le protospatahaire revient dans une deuxième aventure intitulée L’œil de cuivre, qui a pour cadre la ville de Thessalonique, dont le gouverneur vient d’être assassiné… J’aurai plaisir à découvrir cette nouvelle aventure prochainement.
Quelques références bibliographiques si vous souhaitez en savoir plus sur l’histoire de l’empire byzantin.
Histoire de Byzance. 330‑1453 de John Julius Norwich (traduction française, Perrin, avril 2002) — une grande synthèse en français couvrant toute la durée de l’Empire byzantin.
Le monde byzantin. Tome 2 : L’Empire byzantin (641‑1204) dirigé par Jean‑Claude Cheynet (PUF, 2006) — un volume collectif pour la période 641-1204.
La grande stratégie de l’empire byzantin de Edward N. Luttwak (traduction française, Éd. O. Jacob, 2010) — étude stratégique de l’Empire byzantin, ses méthodes de guerre, diplomatie, etc.
Pourquoi Byzance ? Un empire de onze siècles de Michel Kaplan (Gallimard, Folio Histoire, 2016) — réflexion plus large sur la longue durée de l’empire byzantin.
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